Une patiente fait une dissection aortique sur le fauteuil dentaire. Le sentiment de culpabilité de n’avoir pas fait le maximum demeure...
Cette histoire se passe dans un service d’odontologie dans un hôpital d’une grande agglomération. Un praticien hospitalier termine la pose d’implants dentaires quand il est appelé par un étudiant qui peine sur l’extraction d’une racine. Le praticien rentre dans le box de soins. La patiente est assise sur le fauteuil dentaire. Il jette un œil sur le dossier qui est parfaitement rempli. Il s’adresse alors à la patiente en lui expliquant qu’il reste un fragment de racine et qu’il ne va pas falloir beaucoup de temps pour l’enlever. Il la rassure et commence à l’allonger quand elle se plaint de douleurs dorsales et, mettant ses mains sur les hanches, elle explique que cela fait également mal sur les côtés. Le praticien redresse le fauteuil. La douleur semble s’atténuer. Le praticien explique alors à la patiente que l’intervention n’a rien d’urgent et qu’il est possible de la reporter. La patiente refuse et demande à se lever pour se dégourdir un peu. Le praticien a à peine le temps de tourner le dos pour regarder le dossier que la patiente s’effondre. Son visage gonfle immédiatement et devient bleu. Le praticien donne l’alerte pour que l’on aille cherche le matériel de secours. Il lève les jambes de la patiente qui semble réagir un peu pour finalement perdre à nouveau conscience. Il recherche en vain le pouls radial puis le pouls carotidien. Il commence aussitôt un massage cardiaque externe. L’interne en médecine la plus proche arrive très vite et confirme la nécessité de poursuivre les manœuvres de réanimation, mais elle est menue et face à la corpulence de la patiente, la pression qu’elle exerce sur le sternum n’est pas efficace. Le praticien reprend alors la manœuvre.
Entre-temps le SAMU est appelé. Ils mettront longtemps pour arriver, ce qui force le praticien à faire le massage cardiaque pendant 20 minutes sans interruption. En arrivant sur place et après un bref interrogatoire des témoins, le médecin du SAMU édicte immédiatement le diagnostic : dissection de l’aorte. Il n’y a plus rien à faire sinon de constater le décès. Le médecin du SAMU demande alors au praticien de l’accompagner pour annoncer la nouvelle au mari qui attend dans la salle d’attente. Il est encore mis à contribution pour mettre le corps dans le sac mortuaire après avoir enlevé le sang qui avait coulé de la bouche et avait tâché la partie basse du visage. Le même après-midi, le praticien est allé donner ses cours à la faculté comme prévu.
Quand deux après avoir vécu cet événement le praticien raconte cette histoire, il est très mal à l’aise. Il a essayé de l’écrire mais il s’en trouve incapable. A la suite de cet épisode, il a commencé à avoir du mal à dormir. Cette histoire l’a taraudé. Son épouse lui a conseillé de voir un « psy », ce qu’il a refusé, étant persuadé de pouvoir surmonter son problème lui-même. Aujourd’hui, dès qu’un patient réagit lors d’un soin, il revit son expérience douloureuse. Il ressent de la culpabilité liée au sentiment de n’avoir pas pu ou su faire face. Son entourage a beau lui dire qu’il n’y avait rien à faire, il ne peut effacer cette histoire de son esprit. Il évoque le massage cardiaque qui n’en finit pas, le fait d’avoir eu à annoncer la nouvelle au mari sans jamais avoir été préparé à cette éventualité, le fait d’avoir du nettoyer lui-même le visage de la patiente. Tout cela a créé un traumatisme profond et sérieux qui ne s’estompe pas avec le temps.
Notre confrère souffre typiquement d’un traumatisme psychologique : souvenirs obsédants, troubles du sommeil, manque de confiance. C’est la seconde victime de l’accident. Les symptômes peuvent s’installer avec un long délai, des jours voire des mois, et perdurer très longtemps en l’absence d’aides extérieures.
Les conséquences sont doubles :
(1) conséquences sur la santé avec une perte de l’homéostasie générale, une dévalorisation, un déséquilibre des mécanismes de défenses qui peut favoriser secondairement l’évolution ou le déclenchement de pathologies jusque-là contenues (les pathologies psychiatriques, voire le suicide, existent, mais ne sont qu’un aspect très limité des conséquences possibles) ;
(2) conséquences sur les patients, en renforçant des mécanismes de peur ou d’excessive prudence dans la prise en charge qui paradoxalement se transforment en source de mauvaises pratiques et mauvaises prises en charge des patients suivants. L’ouverture de la parole et l’écoute par les pairs sont les bases de la thérapeutique idéale : pouvoir raconter, discuter son cas avec des pairs, le commenter techniquement, recevoir du support et la confirmation que cela peut arriver à d’autres, sont les outils habituels d’une stratégie thérapeutique efficace. Faut-il encore s’inscrire dans ces dynamiques d’échanges avec les pairs sous une forme ou sous une autre : DFPC, groupe de pairs, réseau. Des aides existent aussi dans des réseaux médicaux pour écouter cette parole et protéger cette « seconde victime » ; chacun a aussi un rôle dans l’entourage du confrère « seconde victime » pour l’aider et l’encourager à s’insérer justement dans un groupe de pairs.